Local Gestures
because the personal is cultural
Depuis quelques temps, j’éprouve un désir grandissant de m’évader, de fuir vers la campagne et d’habiter une maison au fin fond des bois. À défaut de réaliser mon rêve, la chorégraphe Chanti Wadge emmène la campagne à Montréal avec sa toute nouvelle pièce o deer! On ne peut le cacher (ou même lui reprocher), la danse contemporaine est typiquement urbaine, alors cette incursion dans le rural est des plus rafraîchissantes. Pour ce duo, Wadge est allé chercher un des meilleurs danseurs des environs, David Rancourt. C’est dans la simplicité qu’ils émergent tous deux de la noirceur, sans décor ou costume, même s’ils ne sont pas pour autant nus. Toute l’attention est sur la danse pour le prologue, un travail au sol synchronisé où roulements athlétiques et transitions fluides se chevauchent. Ils prennent ensuite un repos bien mérité, assis en « Indiens », s’effaçant dans la méditation. Leurs respirations deviennent de plus en plus audibles et se transforment en échos (dans un traitement sonore d’Alexander MacSween qui rappelle certains spectacles de Marie Chouinard). Leur transformation animale est enclenchée. Rancourt quitte la scène à quatre pattes, mains et pieds au sol, le cul haut dans les airs. L’espace se métamorphose en forêt d’ombres. Une créature au panache grimpant vers le ciel avance, les yeux grands ouverts. C’est Wadge, mais sa transformation physique est telle qu’elle en est méconnaissable. Voyageant sur ses deux jambes, elle est un animal féérique, régnant sur la forêt qu’elle absorbe de tous ses sens. Elle est suivie d’une créature entièrement recouverte de poil, mais dont la queue est un arc de plumes. À l’aide d’un traîneau de poil, elle tire six panaches. Wadge dépose les plumes au sol et, assise, observe leur mouvement dans le vent. Elle siffle une courte chanson. La créature poilue sans visage répond. Un shaker dans chaque main, elle fait aller ses ailes de colibri, le son percussif réglant le mouvement. Dans le monde de Wadge, il est possible de communiquer avec la nature. Rancourt, dévoilé, devient un vaisseau pour le « Great Spirit » qui veille sur tout, un shaman qui commande « You must dig a big hole. » Toutefois, ce trou n’est jamais creusé, les deux confrères préférant se reposer sous une peau d’animal. Une fois de plus, une métamorphose est amorcée, les deux devenant un sous une vague de poil. Avec tendresse, ils roulent au sol en parfaite symbiose, une connexion qui élimine toute distance entre sexualité et spiritualité. Un peu plus tard, les mains de Rancourt semblent reliées à sa poitrine par des fils invisibles, une connexion entre l’intérieur et l’extérieur qui va au-delà du corps. Wadge et Rancourt font plus que bouger; ils sont présents dans chaque moment, habitant leurs corps jusqu’aux confins de la peau. Lorsque la nudité arrive, elle est d’un naturel rarement vu en danse contemporaine. Au lieu d’apparaître comme une construction sociale, elle devient l’effacement de la ligne entre l’humain et l’animal. Armées de grands panaches, ces créatures ont le regard vacant mais non vide, récipient de leur environnement et de forces ancestrales. Avec o deer!, Wadge crée un univers enchanteur où la magie du monde naturel règne. o deer! 30 mai-1er juin à 19h Agora de la danse www.fta.qc.ca 514.844.3822 Billets : 28$ / 30 ans et moins, 65 ans et plus : 22$
0 Comments
Des chaises, des boîtes, des sacs, des vêtements, une table. Les onze interprètes de Pororoca les lancent tous et courent vers les objets en chute pour s’immerger dans le dégât. La chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues n’a pas peur du chaos; elle l’embrasse. Pour la majorité de la première partie du spectacle, les danseurs forment une ligne verticale au centre de la scène, une configuration inhabituelle. Cette ligne est loin d’être droite, par contre, le mouvement des interprètes étant tout aussi cacophonique que celui de ces objets lancés et abandonnés à la gravité. Lorsqu’ils agissent indépendamment, le mouvement est si excessif qu’il en est presque incontrôlable. Toutefois, dans les duos, il est clair que la précision est de mise puisque les mouvements de chacun corroborent avec ceux de leur partenaire. Tous figent instantanément. Le calme est un choix. Et le chaos revient tel une vague qui n’en finit plus de vaguer au milieu de la scène. On jappe comme des chiens, on utilise nos bras comme des armes à feu, on se tape dessus, on se tire les cheveux, on baisse nos culottes, et ça c’est quand un sein ne sort pas de son chandail de lui-même. Les danseurs s’adonnent à des va-et-vient au sol comme s’ils baisaient, même si les parties du corps en contact ne concordent pas. Dégustation de fruit postcoïtale, temps de communion et de repos. On enlève son chandail et l’utilise pour essuyer la sueur qui couvre le corps. Retour à la cacophonie, mais cette fois tout en lenteur. Le chaos n’est pas une question de vitesse. Il est tout aussi probable pour les interactions qui en résultent d’être violentes que tendres. On s’embrasse tout autant qu’on se bagarre. Comme dans la vraie vie, quoi. À quatre pattes, tête à tête, les bêtes se reposent. Le troupeau avance ensuite lentement, chacun devenant tour à tour animal et cowboy. Une anxiété se dégage de cette vision de l’homme comme animal, victime impuissante du chaos interne et externe. Avec cette thématique, Pororoca n’est pas s’en rappeler Projet de recherche de Marie-Julie Asselin, Singular Sensation de Yasmine Godder, et Golpe de Tammy Forsythe. Toutes ces pièces se sont immiscées dans mes tops 10 de l’année, alors il ne serait pas surprenant que Pororoca en fasse autant, et ce même si on ne peut pas dire que le spectacle offre une expérience particulièrement plaisante. Mais il fait mieux : il a des préoccupations et des convictions auxquelles il s’abandonne complètement. Ses quêtes font que la danse épouse plus souvent les formes d’une activité collective (pour ses interprètes) que celles d’une présentation théâtrale. Nous cessons d'être des spectateurs. Nous devenons des témoins. Pororoca 28-30 mai à 19h Usine C www.fta.qc.ca 514.844.3822 Billets : 38$ / 30 ans et moins, 65 ans et plus : 32$ Une lumière stroboscopique si brève qu’elle pourrait être un éclair. Vacarme entre quatre murs de béton. Les ombres nous entourent. Une femme vêtue d’un col roulé et d’une jupe étroite se lève et ramasse des câbles. Elle s’assoit dans une chaise de bois et se bande les yeux. Nous sommes plongés dans le noir. Elle utilise les câbles pour se ligoter. Clouée à la chaise, elle est victime et bourreau. Elle se débat. Le bois craque. Il craque si fort qu’il cesse d’être un craquement. Il devient fracture du crâne. Le chandail blanc de la femme est à peine visible dans la noirceur. Ses bras semblent bouger. Est-elle encore ligotée ou a-t-elle réussi à s’échapper? Une lame de couteau fend le grain du bois. Notre chair sera beaucoup plus silencieuse. La lumière frappe la lame et nous transperce les yeux. Malheureusement, l’effet sensoriel jusque là si bien orchestré se dissout lorsque des mots parviennent à nos oreilles. La femme (Anne Thériault) chuchote une histoire. Bien que les chuchotements font partie de bon nombre de films d’horreur, je l’ai déjà dit et je le redis : ils ne fonctionnent pas dans un espace théâtral. La disjonction entre le désir de parler tout bas et celui de se faire entendre (théâtre oblige) les vole de leurs qualités sur lesquelles on tente spécifiquement de capitaliser. L’ambiguïté du chuchotement (Est-ce que j’entends des voix? Ai-je bien entendu?) est perdue. Les mots eux-mêmes défont l’expérience sensorielle. Thériault fait toujours dans la cinématique, mais cette fois plus dans la trame narrative que dans l’image. C’est pour cette raison que je me dois de citer le court mais brillant essai de Virginia Woolf sur le cinéma : « For a moment it seemed as if thought could be conveyed by shape more effectively than by words. The monstrous quivering tadpole seemed to be fear itself, and not the statement 'I am afraid'. In fact, the shadow was accidental and the effect unintentional. But if a shadow at a certain moment can suggest so much more than the actual gestures and words of men and women in a state of fear, it seems plain that the cinema has within its grasp innumerable symbols for emotions that have so far failed to find expression. […] The likeness of the thought is for some reason more beautiful, more comprehensible, more available, than the thought itself. » Il faut dire qu’il s’agit aussi du spectacle du compositeur et performeur Martin Messier, qui fait un excellent travail de créer un environnement sonore inquiétant. Le son fait vibrer les chaises et résonne à travers nos corps. Malgré les mots, Derrière le rideau demeure une expérience intrigante. Derrière le rideau, il fait peut-être nuit 27 mai à 19h; 28 mai à 18h et 19h Société des Arts Technologiques [SAT] www.fta.qc.ca 514.844.3822 Billets : 15$ / 30 ans et moins, 65 ans et plus : 13$ Une tournée qui a failli être abandonnée, alors qu’elle n’en était qu’à sa deuxième édition. Le tremblement de terre au Japon en aura presque eu raison. Mais artistes et administrateurs ont décidé de surmonter les difficultés. Heureusement, parce que si on a prouvé quelque chose la semaine dernière à Tangente, c’est la capacité de l’art à panser les plaies. La Montréalaise Erin Flynn ouvrait le bal avec From Ashes Comes the Day, dans laquelle elle danse aux côtés de George Stamos. On retrouvait le style de Flynn, qui ne fait pas dans l’excès physique ou conceptuel. Elle recherche plutôt à habiter pleinement des états d’âme, ce qui enduit ses pièces d’une belle simplicité. Elles sont remplies d’hésitations, de frustrations, de non-dits emphatiques, comme si elle voulait se délivrer d’un lourd poids sans trouver les mots pour y parvenir. De là tous ces petits mouvements qui révèlent de grands bouleversements internes. Sur la scène, théière, tasse, fleur, téléphone, mais tous faits de bois mince, presque bidimensionnel. On fait dans la représentation, mais pas seulement au niveau théâtral; cette image est aussi celle que l’on se fait de la domesticité, de l’intimité, des relations. Inévitablement, une tension émerge entre cet idéal, ce rêve, cette illusion, et la réalité de ces individus en trois dimensions, en chair et en os. Cette tension se trouve aussi dans les costumes de départ : elle en robe et collier, lui en pyjama. Les changements de costumes dotent la pièce d’une durée qui excède celle de la performance (l’équivalent du crossfade au cinéma), comme si nous étions témoins de plusieurs jours dans la vie du couple, mais aussi des différents rôles, des différentes façades que chacun assume. La fin atteint des sommets au niveau de l’image auxquels Flynn n’est jamais parvenu auparavant. C’est à mon humble avis sa meilleure pièce depuis Alcôve (2006). Et peut-être encore… Les Coréens Park Young-Cool et In Jung-Ju présentaient eux aussi un duo homme-femme (Lee Su Jung remplaçait In Jung-Ju comme danseuse pour la tournée). Leurs corps se tiennent tout d’abord immobiles au son de musique classique dans la pénombre. Et puis ils sautent et retombent les pieds lourds contre le sol, en position accroupie, les poings serrés de chaque côté. Et encore. Et encore… Les mouvements sont souvent répétés ainsi. La sueur s’en trouve propulsée à grosses goûtes du front de Park. L’interaction des danseurs est combative, mais coopérative. Pour cette raison, il en ressort un air de jeu. Toutefois, comme les jeux d’enfants, le but (si but il y a) demeure obscur et changeant. Côte à côte, ils sautent et dans leur chute se laissent rouler sur le dos avant de recommencer la séquence jusqu’à ce que l’épuisement les cloue au sol. Ils se relèvent ensuite pour retrouver leurs positions initiales aux extrémités de la scène. Ils sont toujours immobiles, mais notre perception de leurs corps diffère tout de même. Leurs corps sont maintenant imbus de leurs actions, inscrits de marques autant physiques que symboliques. Tout corps qui a vécu est meurtri. La soirée se terminait avec Tokyo Flat (Koshitsu) de la Japonaise Maki Morishita. C’est une pièce bien contemporaine, marquée d’une schizophrénie moderne. Maki entre sur scène en trainant sa valise derrière elle et se change dans la noirceur. Elle démarque un carré d’une craie blanche, grand comme un ascenseur. C’est dans cet espace restreint que sa chorégraphie prend place. Un espace trop petit pour le corps, qui devient agité. La modernité lui demande moins d’énergie que ce dont il a besoin. L’ennui est autant corporel que mental. L’imagination doit compenser. Elle déborde du corps. Le divertir, c’est demeurer sain d’esprit. Il faut bouger. Il faut jouer. Il faut danser. À travers les murs invisibles de cet ascenseur, on devient témoin des débordements corporels auxquels on s’abandonne tous lorsqu’on se retrouve seul, et qu’habituellement seul un garde de sécurité aurait la chance d’observer sur vidéo en se bidonnant. On se rend compte que, pour garder la boule, il faut souvent se laisser aller à des actions qui nous donnent tout l’air de l’avoir complètement perdue. C’est pour cette raison que, malgré son humour ludique, Tokyo Flat demeure angoissant. Quel espace reste-t-il pour l’art et l’imagination dans notre monde contemporain? On doit s’y adonner en privé dans le peu de temps et d’espace qui nous est alloué lors de notre pause de quinze minutes au travail : sous notre bureau, dans un ascenseur, dans une cage d’escalier, à la toilette. Mika se mouche et laisse tomber son mouchoir derrière elle en quittant son ascenseur imaginaire. C’est la trace que nous laisserons de notre art privé : un mouchoir souillé. Une vision comique, mais noire, de la vie moderne. La tournée clôturait aussi les vingt-et-un ans que Tangente aura passés sur la rue Cherrier. Pour suivre Tangente au cours de ses prochaines saisons, joignez-vous à eux sur Facebook ou visitez leur site web à tangente.qc.ca. Le corps technologique; le corps humain. C’est une tension qui s’est dessinée à Tangente la semaine dernière entre les propositions des chorégraphes Brian Brooks et Jacques Poulin-Denis. Deux visions du corps distinctes, mais dont la qualité de l’exécution révèle que des propos apparemment antagonistes peuvent tous deux tenir la route. Dans le hall d’entrée, projection de Rapid Still, un court métrage de Brooks. Il lui aura fallu plus de huit cents sauts pour produire moins de deux minutes au final. C’est que Brooks n’utilise que la fraction de seconde qu’il est suspendu dans les airs pour créer une vidéo où il flotte au-dessus du sol. Même si cette utilisation de la technologie n’était point présente sur scène, on la sentait encore. C’est comme si Brooks s’était intéressé à assimiler la technologie dans le corps même. Résultat : I’m Going to Explode, court solo où un homme en complet s’agite au son de LCD Soundsystem. La musique contribue sûrement à l’effet vidéoclip, mais aussi le mouvement d’abord limité et répétitif qu’on dirait produit par une animation en stop motion. Mon côté minimaliste aimerait en fait voir une version où Brooks se limite à ce petit battement des bras tendus chaque côté de son corps pour les dix minutes que dure la pièce. C’était suivi d’un extrait de Descent, un travail de partenaire ingénieux où le corps de Brooks se transforme en boule de pinball contre celui d’Aaron Walter, dont les membres agissent comme des flippers qui fracturent son corps. Ils se retrouvaient pour un extrait de Motor (la technologie, je vous dis) où tous deux se déplacent à l'unisson… en sautillant sur une seule jambe pendant huit minutes. Encore là, on retrouve l’effet stop motion; on s’imagine Brooks créant cette chorégraphie pour vidéo, le pied des danseurs glissant au sol. C’est comme s’il s’imposait des contraintes numériques qu’il s’amusait ensuite à transposer au corps par le pouvoir de la créativité. Imaginatif et réussi. Cette numérisation du corps lui donne une dimension immortelle; il peut se défaire physiquement, mais ces séries de 0 et de 1 survivront, se multiplieront même. C’est tout autre chose dans la pièce de Poulin-Denis, comme on peut déjà le deviner d’après le titre, Gently Crumbling. Il s’agit là d’une comédie noire, d’un game show cruel, d’une expérience scientifique absurde. On l’aura deviné, il s’agit de l’existence humaine. C’est servi par trois interprètes magnifiques, Natalie Zoey-Gauld, Claudine Hébert, et Caroline Laurin-Beaucage, tour à tour concurrentes, cobayes, et travailleuses. Frédéric Wiper y trouve un rôle de soutien comme animateur, scientifique, et observateur. On tombe; on sonne la clochette. On fait la brouette jusqu’à ce que les bras ne tiennent plus et que notre visage se fasse glisser contre le sol; on sonne la clochette. On frappe une poupée gonflable ancrée au sol pour observer combien de fois elle vacillera avant de s’estomper. Autant de tâches pour révéler la futilité de la vie humaine. On peut bien faire de l’exercice, ça ne fait qu’à peine ralentir l’inévitable. « At this point in the procedure, » nous rappelle Zoey-Gauld, « time is of the essence. » On ramasse les biscuits soda éparpillés partout sur le sol, mais ils y retombent dans le vide de nos bras. C’est une course vers le rien, vers la mort. Alors on regarde cette poupée se dégonfler lentement. Ce n’est qu’une bébelle de plastique cheap. C’est ridicule. Et, je ne sais pas comment Poulin-Denis y parvient, c’est étrangement touchant. Tangente Jacques Poulin-Denis et son Grand Poney Brian Brooks et sa Moving Company |
Sylvain Verstricht
has an MA in Film Studies and works in contemporary dance. His fiction has appeared in Headlight Anthology, Cactus Heart, and Birkensnake. s.verstricht [at] gmail [dot] com Categories
All
|